Journal Schweiz Arch Tierheilkd  
Verlag GST  
Heft Band 167, Heft 1,
janvier 2025
 
ISSN (print) 0036-7281  
ISSN (online) 1664-2848  
online seit 30 décembre 2024  
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«Il faudrait créer un espace de réflexion éthique au quotidien»

Interview: Nicole Jegerlehner

En ce début d’année, l’expert en éthique animale Nico Müller aborde des questions éthiques liées au quotidien des vétérinaires. Il insiste sur le fait que la société ne peut pas déléguer les questions morales à l’éthique et qu’elle doit en débattre largement.

Pourquoi vous consacrez-vous, en tant que philosophe, aux questions relatives à l’éthique animale?
Nico Müller: Je m’étonne parfois du nombre de philosophes qui parviennent à ignorer les animaux. N’y a-t-il pas plus d’animaux que d’êtres humains? Les animaux se trouvent souvent dans une situation de laissés pour compte, cela m’intéresse beaucoup. J’ai également un lien personnel avec les animaux: ma compagne est vétérinaire et nous vivons avec deux chats et un cheval.

L’être humain est-il un être spécial ou devrait-il se mettre au même niveau que les animaux?
En tant que philosophe, je vous retourne la question: qu’entendez-vous par «niveau»? En philosophie, la plupart des gens feraient une distinction entre l’être humain et les autres animaux, dans la mesure où l’humain est le seul animal capable d’assumer une responsabilité morale et mérite de ce fait des critiques pour ses mauvaises actions ou des louanges pour ses bonnes actions. On ne peut le faire que si l’on peut réfléchir à ses actes d’une manière typiquement humaine. Mais cela ne dit rien sur le niveau d’égards et de ressources auquel nous avons droit. Dans ce domaine, les avis philosophiques divergent grandement. Deux positions sont particulièrement pertinentes.

Lesquelles?
Les positions dites utilitaristes partent du principe qu’une bonne action est définie par le fait que nous réduisions la souffrance dans le monde et maximisions le plaisir. Nous pouvons le faire pour les humains comme pour les animaux, les différences cognitives étant ici moins importantes. En revanche, les approches dites de la théorie des contrats partent du principe que la morale repose sur un contrat tacite; par exemple, nous nous mettons d’accord pour ne pas nous entretuer. Cependant, cet accord ne concerne que les êtres vivants impliqués dans le contrat. Ce n’est pas le cas des animaux. En fin de compte, nous devons tous réfléchir pour nous-mêmes et parvenir à une conception avec laquelle nous pouvons vivre.

Je ne peux donc pas vous renvoyer la question de la bonne attitude éthique à vous, l’éthicien?
En effet, l’éthique n’est pas une doctrine. Elle s’intéresse aux justifications et réfléchit à des lignes d’argumentation. Dans la pratique, il est particulièrement passionnant d’aller au bout d’une réflexion et d’adapter ensuite son opinion et son comportement, car on se rend compte que c’est la seule façon d’agir conformément à son attitude.

Les animaux doivent-ils disposer d’un droit à la vie?
Je trouve cela passionnant à titre de vision d’avenir et un grand nombre d’arguments parlent en faveur de cette idée. Dans un monde où les animaux auraient des droits fondamentaux, nous devrions pouvoir justifier bien plus solidement notre comportement à leur égard. Il faudrait par exemple une raison clairement plus pertinente que le simple fait de gagner de l’argent pour justifier leur mise à mort. C’est pourquoi un droit à la vie n’est pas encore réaliste, tant que la production de viande engloutit des millions et des millions d’animaux par an. Mais nous pouvons essayer de devenir, par étapes progressives, une société qui puisse réellement mettre en œuvre les droits des animaux.

Une vétérinaire ou un vétérinaire décide en son âme et conscience quand un animal doit être euthanasié et considère cela comme éthiquement correct. Pouvez-vous vous rallier à ce point de vue?
C’est une décision extrêmement difficile, en lien avec une très grande responsabilité. Une vétérinaire ou un vétérinaire veut ce qu’il y a de mieux pour l’animal. Dans le cas de l’euthanasie, il faut se demander quel est le moment le mieux adapté pour que la biographie de l’animal prenne fin. Combien de souffrances, combien de joies peut-on encore escompter? L’animal peut-il exprimer le comportement typique de l’espèce, peut-il vivre conformément à son caractère? Une euthanasie trop précoce ou trop tardive n’est pas bonne, il y a pour ainsi dire un instant optimal pour mettre fin à la vie. Le trouver est une tâche complexe, à laquelle il faut également associer le propriétaire, qui connaît personnellement l’animal. Cela prend du temps, car l’animal lui-même ne peut pas dire ce qu’il veut.

Que doivent faire les vétérinaires lorsque la clientèle demande une euthanasie pour des raisons pratiques?
C’est ce qu’on appelle une euthanasie de complaisance. Cette mise à mort va à l’encontre des principes éthiques de la Société des Vétérinaires Suisses. On peut en lieu et place demander une déclaration de cession pour ensuite placer l’animal dans un nouveau foyer. Il n’est pas rare que les AMV ou les vétérinaires accueillent ces animaux en privé de manière transitoire. C’est très honorable, mais c’est un travail non rémunéré qu’ils effectuent pour la société. Un monde juste prévoirait une compensation.

Aujourd’hui, les possibilités de traitement médicaux sont très étendues. Est-ce que cela va trop loin, ou est-il juste que les animaux disposent des mêmes thérapies que les humains?
Là encore, la question se pose de savoir combien de douleur est épargnée à l’animal et s’il peut exprimer le comportement typique de son espèce ainsi que sa personnalité après le traitement. En pratique cependant, les raisons financières font qu’il y a souvent beaucoup moins de traitements possibles pour les animaux que pour les humains. Notamment parce que très peu d’animaux sont assurés. Dans l’ensemble, le problème se situe souvent moins au niveau du surtraitement que du sous-traitement, pour des raisons économiques.

Est-ce juste que les animaux bénéficient de traitements coûteux alors que des personnes vivent encore dans la pauvreté?
Nous ne réfléchissons pas assez à la possibilité de trouver des solutions gagnant-gagnant. Cette concurrence entre ressources n’existe généralement pas. Par exemple, si je souscris une assurance pour animaux, je peux garantir le meilleur traitement à mon animal tout en ayant encore assez d’argent pour faire un don. Mais l’esprit de concurrence répandu montre aussi que nous considérons toujours les animaux comme des marginaux de la société.

Un animal ne peut pas décider lui-même de son traitement. Faudrait-il davantage de lignes directrices?
Il serait plus important de créer un espace de réflexion éthique dans le quotidien de la pratique. Certaines entreprises organisent régulièrement des discussions de cas où il est aussi possible d’aborder les problèmes éthiques rencontrés. On peut par exemple aussi inviter une éthicienne vétérinaire lors de formations continues internes. Au quotidien, il arrive souvent que le vétérinaire ou la vétérinaire sache quelle serait la meilleure décision à prendre, mais que des raisons économiques s’y opposent. Au lieu d’élaborer davantage de lignes directrices, il serait plus important de modifier ces conditions économiques, par exemple en améliorant la prévoyance.

Lorsqu’un animal de rente souffre et doit être abattu, est-il préférable, d’un point de vue éthique, d’éviter davantage de souffrance en le délivrant sur-le-champ ou de transporter l’animal à l’abattoir pour en utiliser la viande?
Je trouve difficile d’accorder un poids éthique très important à l’intérêt économique de la viande. Pour pouvoir justifier une telle chose, il faudrait adopter une position éthique très dure envers les animaux. Malheureusement, nous avons créé au fil des décennies un système de production animale que la plupart des gens ne peuvent probablement pas défendre.

Notre comportement envers les animaux a beaucoup évolué ces dernières décennies.
Rétrospectivement, je ne vois pas énormément de progrès. Nous avons bien entendu une loi fédérale sur la protection des animaux depuis 1978 et aujourd’hui on remet au moins en question le fait de consommer de la viande. Du point de vue des animaux, il y a cependant aussi des aggravations: le nombre d’abattages a littéralement explosé au cours des vingt dernières années. Les Suissesses et les Suisses ont une consommation de viande globale à peu près constante, mais celle de poulet est à la hausse. En valeur absolue, le nombre d’animaux abattus est plus élevé qu’auparavant, quand on mangeait encore plus de bœuf. Le nombre d’expériences sur les animaux a quant à lui considérablement reculé des années 1980 aux années 1990, mais il stagne depuis lors. C’est un calcul mixte.

Les vétérinaires constatent de plus en plus souvent que leur clientèle considère leurs animaux de compagnie comme des membres de la famille. Est-ce un pas vers un plus grand respect des animaux?
Tout dépend de ce que l’on entend par «membre de la famille». Cela signifie-t-il uniquement, par exemple, que l’animal a le droit d’aller sur le lit et le canapé? Dans de nombreux cas, on peut douter que l’animal soit véritablement un membre de la famille. Si tel était le cas, il s’agirait souvent du seul membre de la famille qui se verrait refuser un traitement médical pour des raisons financières et pour lequel aucune assurance maladie ne serait souscrite. Je tendrais donc à ne pas vouloir embellir la relation.

Est-ce un problème d’offrir des cadeaux de Noël aux animaux ou de leur faire porter des manteaux?
Tant que cela répond aux besoins de l’animal, cela ne pose pas de problème. Mais si j’achète un costume à l’animal parce que je pense qu’il a le sens de la mode, cela peut devenir problématique, car je projette mes propres besoins sur l’animal. L’anthropomorphisation devient vraiment problématique lorsque les gens pensent, par exemple, que le chat fait ses griffes sur le canapé par provocation et le punissent pour cela. Ce faisant, ils lui causent un préjudice tout en négligeant ses véritables besoins. Essayons de prendre les animaux au sérieux, pour ce qu’ils sont.

Nico Müller, éthicien du monde animal. (© màd)

Sur la personne

Nico Müller, 34 ans, a étudié la philosophie et la sociologie à Zurich. Il est aujourd’hui philosophe à l’université de Bâle, où il a obtenu son doctorat en 2022 avec une thèse sur l’éthique animale. Il est chef de projet dans le cadre du Programme national de recherche 79 «Advancing 3R – Animaux, recherche et société». Son projet aborde, dans une perspective éthique, la planification de l’abandon de l’expérimentation animale.

 
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