Entretien

Entretien avec Urs Imhof

«Je cherchais des fers à cheval partout»

Âgé de 80 ans, Urs Imhof vit à Kerzers où il était vétérinaire rural. Il consacre ses loisirs à l’archéologie: il a analysé des os d’animaux provenant de diverses fouilles. Urs Imhof s’est ensuite spécialisé dans la datation de fers à cheval mis au jour lors de fouilles archéologiques.

J’ai grandi à Kerzers avec trois frères et une soeur. C’est déjà lors de mes études de vétérinaire à Berne que je me suis inscrit en parallèle en archéologie. Cette science m’intéressait depuis qu’après la maturité j’étais tombé par hasard, lors d’une randonnée en Basse-Engadine, dans les Grisons, sur une équipe qui fouillait un site alpin d’altitude – une sensation à cette époque. J’ai pu alors apporter mon concours plusieurs jours durant. Durant les derniers semestres de mes études, j’ai pour cette raison suivi les cours de base en préhistoire et des stages pratiques dans la mesure du possible. J’ai participé à des séminaires d’archéologie une fois mes études terminées. C’est à l’occasion de l’un d’entre eux que le professeur Bandi a attiré mon attention sur le fait qu’il était impossible de dater les fers à cheval provenant de fouilles. «Tu sauras, Imhof, qu’il demeure impossible de déterminer l’âge des fers à cheval», m’a-t-il lancé. C’était une importante lacune car de tels fers étaient souvent mis au jour, à l’occasion de fouilles de châteaux surtout.

Le professeur Bandi savait que la clinique se consacrait alors quasi exclusivement au cheval. Dans nos études, on se penchait encore sur les aspects théoriques et pratiques de la maréchalerie. Car pour cet animal épris de mouvement qu’est le cheval, les membres dotés de sabots sont le bien le plus précieux. Un bon ferrage permet de corriger diverses maladies, alors que des fers mal posés causent nombre de boiteries. J’ai acquis une expérience pratique complémentaire au moment de payer mes galons à l’école de recrues de maréchal-ferrant et lors de mes cours de répétition dans la cavalerie et le train. Après une période comme assistant dans plusieurs cabinets vétérinaires, j’ai repris le cabinet rural de mon père en 1965. Dans la mesure où ma famille et ma profession le permettaient, j’occupais mes loisirs à la datation des fers à cheval. Je lisais la bibliographie spécialisée des pays les plus divers et les rapports de fouilles menées en Suisse, de fouilles de châteaux surtout, et j’exploitais les fers à cheval qui étaient illustrés.

Je cherchais des fers à cheval partout, si j’en avais le temps, même sur les rebords des fenêtres d’étable de mes clients. Mais avant d’avoir pu me consacrer à la question de la datation des fers à cheval, j’ai collaboré à l’analyse d’os d’animaux issus de fouilles archéologiques. J’ai par exemple participé à celle d’os mis au jour lors de fouilles palafittiques le long de lacs du Jura ou liées aux deux ponts de La Tène dans le contexte de la deuxième correction des eaux du Jura. De ces activités, j’ai tiré des connaissances de base utiles pour mon activité en lien avec les fers à cheval.

Car la question majeure était la suivante: qu’est-ce qui importe pour dater un fer à cheval? Ignorant la réponse, j’ai pris un maximum de mesures de chaque fer à cheval, que je dessinais ensuite grandeur nature. Si le fer avait des clous, je les englobais dans mes travaux. Il y a un siècle, les clous étaient encore forgés manuellement dans des « forges à clous ». Souvent des vagabonds se déplaçaient et forgeaient des clous quelques jours durant. Le forgeron reconstituait ainsi ses réserves.

Il est très compliqué de trouver des détails aidant à la datation. Vu les constats que j’ai faits jusqu’ici, des changements sont intervenus tous les quarts de siècle. Il y a donc eu près de 40 types de fers à cheval différents de l’an 1000 à nos jours. Mais c’était une hypothèse provisoire. Partant de celle-ci, j’ai conçu une clé de datation des fers à cheval trouvés. J’ai appris d’une correspondance avec des chercheurs américains que je suis, semble-t-il, la seule personne sur la planète à avoir conçu un tel système de datation. On n’a malheureusement pas trouvé jusqu’à nos jours de méthodes chimiques ou physiques permettant de dater des fers comme c’est le cas avec le bois et l’os.

J’ai découvert que le fer à cheval avait été inventé dans la région de la Mer Noire. Son but et son utilité réelle ont continuellement changé : originellement, c’était une sorte de plaque. Lors des guerres de l’époque, on essayait d’immobiliser les chevaux de l’adversaire en disposant des pointes acérées en métal sur le sol. Les Grecs ont ensuite compris qu’une plaque faisant office de fer à cheval permettait de traverser sans mal ces endroits piégés tout en chevauchant. Dans la Grèce montagneuse, les fers prévenaient en outre plus efficacement l’usure des sabots.

De Gstaad, quelqu’un m’a envoyé un fer à cheval qui doit remonter à la période des croisades car il est en forme de plaque. La plus ancienne référence au fer à cheval date de 826 apr. J.-C. et figure dans le livre des redevances du couvent de Saint-Gall. Il y est écrit qu’à l’avenir, un fer à cheval serait aussi autorisé pour s’acquitter du fermage annuel. Cela prouve la grande valeur du fer à l’époque car, comme métal pur, on le préférait à l’argent souvent contrefait de toute évidence. Cela a valu jusqu’au XVe siècle.

Et voici la raison pour laquelle le fer à cheval porte-bonheur doit être accroché à l’envers: lorsque des nobles ornaient leurs blasons d’un fer à cheval, ils interdisaient à leurs sujets de le placer à l’endroit également sur leurs maisons, sous peine d’amende.

Le fer à cheval recèle encore une surprise. Un examen attentif montre que bon nombre d’entre eux portent une étoile à cinq branches sur leur partie antérieure appuyant sur le sol. Il s’agit d’un pentacle, le signe germanique censé protéger des calamités. On trouve cette marque sur les fers à cheval dès le milieu du XIVe siècle et jusqu’au XVIe siècle.

Il n’a pas toujours été facile de concilier la recherche sur les fers à cheval avec ma famille et ma profession de vétérinaire. Nous avons eu trois enfants. Notre aîné était en chaise roulante et mon épouse devait lui consacrer beaucoup de temps. Il était aussi impératif qu’elle me donne un coup de main au cabinet. Nous avions heureusement un service d’urgence, ce qui me permettait de fermer de temps à autre le samedi et le dimanche. Cette bonne collaboration entre collègues n’allait pas de soi.

Rétrospectivement, je dois constater que beaucoup de choses ont changé. Nous avions un système de communication vocale simple. Les téléphones portables étaient inconnus alors. Les paysans devaient toujours appeler le matin, jusqu’à 8 heures. On pouvait ainsi organiser une tournée digne de ce nom. Pour des considérations d’ordre rationnel, la zone couverte par mon cabinet se limitait à la distance de deux localités. A l’époque, le vétérinaire du village ne pouvait pas se focaliser sur des espèces animales particulières comme les chevaux ou les animaux de compagnie. Le plus beau souvenir de ma période active est la gratitude des clients, une chose qui n’est pas donnée à chacun dans sa vie professionnelle.

C’est à Kerzers que Peter Glauser s’est entretenu avec Urs Imhof.

Texte: Annik Steiner, responsable Médias et communication au secrétariat de la SVS.